En décembre 1970 j’étais venue d’Oradea à Bucarest pour étudier à la Bibliothèque de l’Académie Roumaine en vue d’un doctorat.
Le 16, après le repas, pour remplir le temps réservé à la sieste, j’ai accepté la suggestion d’une connaissance de visiter l’atelier d’un artiste peintre, atelier se trouvant au no. 41, rue Cosmonauţilor.
Un bâtiment ancien, poussiéreux, dont on sentait que jadis des gens riches l’avaient habité, offrait à présent des espaces transformés en ateliers pour des sculpteurs, des peintres et des graphistes. Une échelle de bois dont presque chaque marche grinçait, menait à l’étage en traversant un encorbellement, refuge de statues en plâtre d’où s’évadait, pâle illumination, leur blancheur.
À l’étage, nous avons frappé à la porte de gauche, impressionnante avec ses deux battants. Le monsieur qui nous a ouvert, vêtu d’un pantalon court d’été et d’une blouse à col roulé, avait jeune et fière allure : c’était le peintre Costan Dipşe, originaire de Maramureş. Il venait de se redresser de la petite chaise placée devant un chevalet où il était en train de « faire courir », à l’aide du pinceau, quelques chevaux sur une grande toile. À son invite, je prenais place sur une banquette du même style que la table basse derrière laquelle j’étais maintenant installée, table dont le plateau en chêne portait les signes d’une vie centenaire.
Cet après-midi-là, le peintre m’a conté tel un architecte magicien, mimique et gestes à l’appui, comment enfant, il faisait, des ponts de paille pour les fourmis qui pouvaient ainsi franchir le fil d’eau barrant leur route.
L’originalité de l’idée me sidérait et j’ai pris la démonstration au sérieux. Quelle maestria ! Et ce peintre si prévenant envers de petits êtres que d’habitude on ignore ! Que j’ai été ensorcelée par l’histoire du « pont pour les fourmis » se voit sur la photo que le témoin – Constantin Mierlescu, photographe des artistes – avait saisie.
Vers le soir, le peintre et son ami m’ont conduite au foyer où j’étais logée en tant qu’enseignante universitaire. J’emportais une histoire – « le pont des fourmis » – qui commençait à me captiver.
Le troisième jour, lorsque nous eûmes achevé – moi, le programme d’études et lui, son travail au chevalet – j’allais lui rendre visite à l’atelier.
Je lui remis un œillet rouge accompagné d’une dédicace simple signée Iza (prénom que j’utilisais pour mes articles): mon geste ne le fit pas sortir de sa réserve mais, comme ce décembre était assez doux, nous partîmes nous promener… De la rue Cosmonauţilor, nous traversâmes Place Amzei pour arriver bientôt Avenue Victoriei, la destination étant le restaurant des journalistes. En route, tout à coup, devant la Bibliothèque de l’Académie, le peintre s’arrêta et d’un ton un peu empressé, me demanda:
– Veux-tu être mon épouse ?
– Je le veux bien, répondis-je sans hésiter, car ce désir que je ne m’étais point formulé explicitement, m’habitait déjà.
– Me ferais-tu des enfants ? continua-t-il, voulant peut-être surprendre la sincérité de ma réaction.
– Oui, je te ferai des enfants, répondis-je, très sûre de moi, même si je n’y avais jamais pensé.
Surpris de nous-mêmes, nous sommes restés sur place, immobiles, silencieux. Chacun était probablement étonné de la victoire si facilement remportée auprès de l’autre, au bout d’une conversation si brève, si naturelle et surtout imprévisible, mais à enjeu tellement précieux et pour toute la vie.
Toutefois, quelques moments après, le peintre ajouta carrément :
– Mais, ne me demande jamais de faire autre chose que de la peinture !
Analysant le moment à froid, je réalisais qu’il y avait déjà un domaine auquel il ne renoncerait pas pour moi : la peinture.
Je ne me rappelle plus mes paroles de consentement pour le « pacte », mais je sais que, durant les quarante ans de notre mariage, moi, je l’ai respecté. Je ne lui ai jamais demandé de faire autre chose que de la peinture, car moi-même j’y suis restée attachée comme une amoureuse. Dès ce jour, je devins Măriuca.
Le lendemain, je quittais Bucarest pour rentrer à Oradea. En route je m’arrêtais chez mes parents, au cœur de la Transylvanie, pour partager avec eux mes nouvelles et ma joie. Mais, ma décision d’épouser un homme dont je ne savais que deux choses, qu’il était peintre et qu’il savait faire des ponts en paille pour les fourmis, a profondément troublé mes parents. Tandis que tous se faisaient des soucis pour mon avenir, moi, je ne vivais qu’avec l’émotion et le désir de rencontrer de nouveau le peintre dans son atelier.
Nous avons choisi, pour notre mariage, le 16 février (1971), date de celui de mes parents. J’étais convaincue que cette date était porteuse de bonheur et de chance. Le peintre a consenti et m’a organisé des noces comme dans les contes.
Chaque fois que je racontais à des jeunes interlocuteurs l’histoire ci-dessus, je leur signalais deux choses: que cette histoire vraie n’est pas une recette, qu’il n’est pas obligatoire que toute rencontre mène, après trois jours, à un mariage heureux ; que la date n’est pas en soi porteuse de chance; qu’elle n’est pas chargée de valences de réussites qui débordent sur ceux qui la choisissent. En fait, à travers la date, j’optais pour le modèle de vie de mes parents, un exemple de famille unie et résolue à faire face aux difficultés